Capri, 1981 ©Eredi di Luigi Ghirri.
Ces dernières années, j’ai écrit par obligation. Une thèse de doctorat, notamment — et son jargon universitaire a peu à peu amoché ma créativité. Ce n’est pas la réflexion qui m’a épuisée, mais le ton imposé : objectif, froid, sans souffle. En bricolant Porter plainte, j’ai repris mon élan. La rédaction de fragments, parfois poétiques, m’a reconnectée avec ce plaisir foudroyant que j’ai toujours eu à créer avec les mots, depuis l’enfance.
Pourquoi écrire, alors que ce monde semble se calciner sous nos yeux? Crise environnementale, Gaza, montée des extrêmes, du fascisme, des violences, de la haine, de la misogynie, crise du logement… Et puis l’outrecuidance de MBC, qui s’épivarde dans l’Hexagone, grassement payé par Bolloré — encore un « mec très bien », paraît-il, obsédé par la justice sociale. Not. Et comme le chantonne si bien le groupe La Femme : mais où va le monde ? Ce monde-là est saturé de hurlements et d’un vacarme assourdissant : chroniqueurs populistes, opinions virulentes sur les réseaux, avalanche de podcasts. Pourquoi, dans ce chaos, ajouter ma voix?
Parce que je suis de celles qui croient à l’espace public et au débat. Et que l’abandonner, pour moi, reviendrait à renoncer à la démocratie. Je ne me réfère pas totalement à Habermas et à sa conceptualisation de l’espace public développée brillamment - il faut remettre à César ce qui revient à César- dans son ouvrage éponyme L’espace public (1991), où il dépeint l’émergence, au XVIIIe siècle, d’un espace public bourgeois fondé sur la discussion rationnelle entre citoyens éclairés. (Oui, il a renouvelé sa pensée dans un article de 2022, je l’admets). Je me reconnais davantage dans la pensée des philosophes féministes comme Nancy Fraser, Seyla Benhabib ou Iris Marion Young, qui envisagent l’espace public comme un lieu essentiel pour faire entendre les voix dissonantes, les récits des marginalités. Dans Inclusion and Democracy, Young souligne l’importance du partage des « différends » – terme emprunté à Fraser – pour cultiver un monde plus juste, plus habitable.
En co-réalisant Je vous salue salope, avec Guylaine Maroist, et en consacrant ma thèse de doctorat aux discours masculinistes au Québec, j’ai pris la mesure de la menace qui pèse sur la parole des femmes et des groupes marginalisés. Cette parole est muselée, moquée, déformée, souvent sous un climat de terreur numérique. Moi-même qualifiée de féministe extrémiste, de folle, de « féminazie », de misandre, j’ai ressenti l’élan de me taire. De me retirer. Aucun désir, en vérité, d’alimenter des plateformes dont l’idéologie techno-libertaire ignore les droits humains fondamentaux et n’encadre en rien les discours haineux.
Mais je suis revenue sur ma décision. L’effacement volontaire n’était plus une option. Comme féministe, j’ai le devoir de prendre la parole malgré la montée des discours masculinistes qui voudraient nous faire taire.
Substack s’est imposé pour moi comme un repère de liberté, par sa formule intimiste.
Sur la liberté
Dans sa lecture de la pensée arendtienne, le penseur Francis Moreault montre que la liberté, pour Arendt, est fondamentalement politique et ne peut être réduite ni à la liberté intérieure ni au simple libre arbitre. Elle se transpose nécessairement dans l’action collective, dans la force des personnes à instiguer quelque chose de nouveau dans l’espace public, à apparaître aux autres, à parler, à agir. La liberté chez Arendt repose ainsi sur deux dimensions principales :
La liberté de penser : inspirée de Socrate, elle est un dialogue intérieur et critique, une activité de l’esprit qui refuse leas évidences et cherche à comprendre. Penser librement, c’est refuser le conformisme et les certitudes imposées.
La liberté politique : elle naît de la pluralité humaine, de la coexistence entre égaux et différents dans un monde commun. Elle se réalise à travers l’action concertée et l’échange dans la sphère publique, et non dans la solitude ou la fabrication technique.
Arendt insiste sur le fait que la liberté ne se pense pas sans monde commun : sans espace partagé pour l’action et la parole, la liberté disparaît. Elle est donc inséparable de la politique authentique, qui repose sur la délibération, le respect mutuel et la reconnaissance de la pluralité. Je cite Moreault en ce sens : «H. Arendt rétablit ainsi l’équilibre de l’équation : la liberté est pouvoir de penser et d’agir ensemble de façon concertée.»
Moreault, F. (2002). Hannah Arendt, l’amour de la liberté. Québec : Presses de l’Université Laval.
Cette infolettre, cet espace de parole, je l’honore. Car à mes yeux, il répond à l’appel de liberté lancé par Hannah Arendt : celui de prendre part au monde, de ne pas déserter l’agora. Parler et agir. Car dire, c’est faire. Sans cette implication, c’est notre société elle-même que nous abandonnons. L’effritement de l’État de droit est déjà en cours. Mon ami Frédéric Bérard en fait d’ailleurs le constat dans un essai à paraître chez Somme Toute, dont je signe la préface. Cette lente sclérose démocratique a également été décrite avec acuité par des auteurs comme Mark Fortier, Salomé Saqué, Guiliano da Empoli ou encore Jonathan Durand Folco, qui publiera prochainement Le fascisme tranquille chez Écosociété.
En cette ère où rien ne va pas. Où la désinformation nous endort, où l’IA affecte nos facultés intellectuelles, où la haine gagne du terrain, où l’extrême droite fleurit partout dans le monde…il faut écouter Arendt et contribuer à l’espace public en prenant le crachoir, car la liberté est pouvoir de penser et d’agir ensemble de façon concertée.
J’ai envie d’emprunter les mots de Salomé Saqué, cette essayiste de 30 ans qui bouscule les colonnes du temple en France : il faut résister.
Résister
Résister (verbe) :
Ne pas céder, ne pas s’altérer sous l’effet d’une force ou d’un choc (ex. : une pierre qui résiste au ciseau).
Supporter sans faiblir ce qui est moralement ou physiquement pénible (ex. : résister à la fatigue ou à la douleur).
S’opposer activement, par la force ou la volonté, à une intention ou à une pression (ex. : résister à une attaque ou à l’oppression).
Académie française). Résister. Dans Dictionnaire de l’Académie française (9ᵉ éd., p. 492).
Résister en existant. Résister en parlant. Résister en créant.
Le pari que je fais en signant Par vagues, c’est de contribuer à cette résistance avec humilité. Je ne prétends pas changer le monde. Mais après des années à me faire dire de me taire — par des masculinistes enragés, par de vieux mecs offusqués qu’une « fille cute » ose porter plainte contre leur chum et gagne un procès — j’ai compris, à 34 ans, que le silence ne m’allait pas. Bouche ouverte, j’ai envie de dire. Parce que, comme l’a brillamment la féministe Carol Hanisch, le privé est politique, et qu’il mérite d’être pensé, discuté, porté à voix haute.
Au cœur de ce projet, il y aura cette résistance féministe tissée de réflexions, de prose, de poésie — mais aussi, et surtout, de dialogue. C’est ce qui guide ma transformation depuis quelques années. Un élan de parole et d’écoute que je dois, entre autres, à ma mamie de cœur : Janette Bertrand.
Par vagues : car c’est ainsi que j’écris, que je pense. Des vagues en mouvement perpétuel, un va-et-vient hypnotique, magnétique. Je n’écris pas par devoir. Plus jamais je ne prendrai la plume comme je l’ai fait pour ma thèse. J’écris quand la vague me soulève, quand elle surgit au creux du ventre. Pour préserver l’émerveillement de l’acte d’écriture, je plonge lorsque c’est viscéral de le faire. J’écoute l’instinct. Je me laisse traverser. Je suis le flux. J’écris encore. Je vis, toujours.
Références
Arendt, H. (1986). Une situation de crise. Les Cahiers du GRIF, 2ᵉ éd. revue et augmentée, (33), 147.
da Empoli, G. (2025, l). L’heure des prédateurs (collection Blanche). Paris, France : Gallimard.
Moreault, F. (2002). Hannah Arendt, l’amour de la liberté. Québec : Presses de l’Université Laval.
Fraser, N. (2011). Qu’est-ce que la justice sociale? Reconnaissance et redistribution à l’épreuve du féminisme. Revue du MAUSS, (26), 161–179.
Young, I. M. (2000). Inclusion and Democracy. Oxford University Press.
Hanisch, C. (1970). The Personal is Political. In Notes from the Second Year: Women’s Liberation. Radical Feminism.
Saqué, S. (2024). Résister. Payot.
Fortier, M. (2025). Devenir fasciste Lux Éditeur.
Habermas, J. (2022). Reflections and hypotheses on a further structural transformation of the political public sphere. Theory, Culture & Society, 39(4).
Habermas, J. (1991). L’espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (M. B. de Launay, Trad.). Paris : Payot.
Tellement heureuse de te voir prendre parole ici. Comme toujours tu auras mon soutien à ta parole de femme cute et tellement brillante.
Lea, je ne suis pas de votre génération; plutôt de celle qui n’avait pas de voix pour appeler, dénoncer, chercher la justice. Les masculinistes d’aujourd’hui sont ces hommes d’hier, vous savez.
Les agresseurs également. Ceux qui se croyaient tout permis. Ahhhh c’était l’époque disent-ils maintenant pour se dédouaner.
Ils ne réalisent pas le mal et la douleur, ni la honte si imprégnée en nous.